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dait son estime et son admiration. Mais bientôt les applaudissements cessèrent. La justice avait été foulée aux pieds par les factions ; la liberté devait périr avec elle : aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques années, pour accréditer auprès du peuple des chefs ambitieux et servir d’instrument à l’établissement du despotisme.

« Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et l’héroïsme de nos soldats prostitué. L’épée française devait être plantée sur la frontière délivrée, pour avertir l’Europe de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie. Elle fit partout de funestes miracles : on vit bien qu’elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu’elle saurait respecter. »

Ce que M. Jouffroy exprimait si énergiquement en 1819, il ne le sentait pas moins vivement en 1815, sous le coup d’une première invasion et à la menace d’une seconde. Ses craintes réalisées, et dans toute l’amertume du rôle de vaincu, il reprit avec ses amis les études philosophiques ; un sentiment exalté de justice et de devoir dominait ce jeune groupe ; ils étaient dans leur période stoïque, dans cette période de Fichte, par où passent d’abord toutes les âmes vertueuses. M. Jouffroy gagna le doctorat avec deux thèses remarquables, l’une sur le Beau et le Sublime, et l’autre sur la Causalité. A partir de 1816, il devint maître de conférences à l’École, et fut en même temps attaché au collège Bourbon jusqu’en 1822, époque où M. Corbière, qui avait brisé l’École, le destitua aussi de ses fonctions au collége. M. Jouffroy, au sortir de l’École, entretenait une correspondance active d’idées et d’épanchements avec ses amis dispersés en province, avec MM. Damiron et Dubois particulièrement, qu’on avait envoyés à Falaise, et ensuite avec ce dernier, à Limoges. C’étaient souvent des saillies d’imagination philosophique, non pas sur un tel point spécial et borné, mais sur l’ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinée future, le rôle des planètes dans l’ascension des âmes, et l’espérance de rejoindre