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rachetée par un seigneur français qui en voulait faire sa maîtresse, résistant à l’amour de son libérateur, et n’étant peut-être pas aussi insensible pour d’autres que pour lui ; ce peut-être surtout, adroitement ménagé, que rien ne tranche, que la démonstration environne, effleure à tout moment et ne parvient jamais à saisir ; il y avait là matière à une œuvre charmante et subtile dans le goût de Crébillon fils : celle de Prévost, quoique gracieuse, est un peu trop exécutée au hasard[1]. Prévost vivait ainsi, heureux d’une étude facile, d’un monde choisi et du calme des sens, quand un léger service de correction de feuilles rendu à un chroniqueur satirique le compromit sans qu’il y eût songé, et l’envoya encore faire un tour à Bruxelles. Cette disgrâce inattendue fut de courte durée et ne lui valut que de nouveaux protecteurs. A son retour, il reprit sa place chez le prince de Conti, qui l’occupa aux matériaux de l’histoire de sa maison ; et le chancelier Daguesseau, de son côté, le chargea de rédiger l’Histoire générale des Voyages[2]. Son désintéressement au milieu de ces sources de faveur et même de richesse ne se démentit pas ; il se refusait aux combinaisons qui lui eussent été le plus fructueuses ; il abandonnait les profits à son libraire, avec qui on a remarqué (je le crois bien) qu’il vécut toujours en très-bonne intelligence. Je crains même que, comme quelques gens de lettres trop faciles et abandonnés, il ne se soit mis à la merci du spéculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une

  1. On lit dans les lettres de l’aimable madame de Staal (De Launay) à M. d’Héricourt : « J’ai commencé la Grecque à cause de ce que vous m’en dites : on croit en effet que mademoiselle Aïssé en a donné l’idée ; mais cela est bien brodé, car elle n’avait que trois ou quatre ans quand on l’amena en France. » Mademoiselle Aïssé, mademoiselle De Launay, l’abbé Prévost, trois modèles contemporains des sentiments les plus naturels dans la plus agréable diction !
  2. Chamfort rapporte que le chancelier Daguesseau n’avait précédemment donné à l’abbé Prévost la permission d’imprimer les premiers volumes de Cléveland que sous la condition expresse que Cléveland se ferait catholique au dernier volume.