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âmes inoccupées ; ils ont des songes merveilleux ; ils donnent ou reçoivent des coups d’épée avec une incroyable promptitude ; ils guérissent par des poudres et des huiles secrètes ; ils s’évanouissent et renaissent rapidement à chaque accès de douleur ou de joie. C’est l’espèce du gentilhomme poli de ce temps-là que le romancier nous a quelque peu arrangée à sa manière. Le jeune Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la dernière abjection, conservent les caractères essentiels de ce type et le réalisent également sous ses revers les plus opposés. Le premier, malgré ses emportements de passion et deux ou trois meurtres bien involontaires, prélude déjà à tous les honneurs de la vertu d’un Grandisson ; le chevalier, après quelques escroqueries et un assassinat de peu de conséquence, demeure sans contredit le plus prévenant par sa bonne mine et le plus honnête des infortunés. La démarcation entre les deux marquis, entre le marquis simple homme de qualité et le marquis fils de duc, est tranchée fidèlement ; la prérogative ducale reluit dans toute la splendeur du préjugé. L’embarras du bon M. de Renoncour quand son élève veut épouser sa nièce, les représentations qu’il adresse à la pauvre enfant, en lui disant du jeune homme : Avez-vous oublié ce qu’il est né ? son recours en désespoir de cause au père du marquis, au noble duc, qui reçoit l’affaire comme si elle lui semblait par trop impossible, et l’effleure avec une légèreté de grand ton qui serait à nos yeux le suprême de l’impertinence ; ces traits-là, que l’âge a rendus piquants, ne coûtaient rien à l’abbé Prévost, et n’empruntaient aucune intention de malice sous sa plume indulgente. Il en faut dire autant de l’inclination du vieux marquis pour la belle milady R… Prévost n’a voulu que rendre son héros perplexe et intéressant : le comique s’y est glissé à son insu, mais un comique délicat à saisir, tempéré d’aménité, que le respect domine, que l’attendrissement fait taire, et comme il s’en mêle dans Goldsmith au personnage excellent de Primerose.

J’aime beaucoup moins le Cléveland que les Mémoires d’un