Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

théologie, il fit connaissance d’un grand seigneur retiré de la cour qui lui donna peut-être la pensée de son premier roman ; à Saint-Germer, où il professa les humanités ; à Évreux et aux Blancs-Manteaux de Paris, où il prêcha avec une vogue merveilleuse ; enfin à Saint-Germain-des-Prés, espèce de capitale de l’Ordre, où on l’appliqua en dernier lieu au Gallia Christiana, dont un volume presque entier, dit-on, est de lui. Il commença dès lors, selon toute apparence, à rédiger les Mémoires d’un Homme de qualité, et en même temps, par la multitude d’histoires intéressantes qu’il contait à ravir, il faisait le charme des veillées du cloître. Un léger mécontentement, qui n’était qu’un prétexte, mais en réalité ses idées, dont le cours le détournait plus que jamais ailleurs, l’engagèrent à solliciter de Rome sa translation dans une branche moins rigide de l’Ordre ; ce fut pour Cluny qu’il s’arrêta. Il obtint sa demande ; le bref devait être fulminé par l’évêque d’Amiens à un jour marqué ; Prévost y comptait, et de grand matin il s’échappa du couvent, en laissant pour les supérieurs des lettres où il exposait ses motifs. Par l’effet d’une intrigue qu’il avait ignorée jusqu’au dernier moment, le bref ne fut pas fulminé, et sa position de déserteur devint tellement fausse qu’il n’y vit d’autre issue qu’une fuite en Hollande. Le général de la congrégation tenta bien une démarche amicale pour lui rouvrir les portes ; mais Prévost, déjà parti, n’en fut pas informé. Ce grand pas une fois fait, il dut en accepter toutes les conséquences. Riche de savoir, rompu à l’étude, propre aux langues, regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et d’aventures éprouvées ou recueillies qui s’étaient amassées en lui dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne la plus abandonner ; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses journaux, ses histoires, il s’ouvrit rapidement une large place dans le monde littéraire. Sa fuite est de 1727 ou 1728 environ ; il avait trente et un ans, et demeura ainsi hors de France au moins six années, tant en Hollande qu’en Angleterre. Dès les premiers temps