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en essayait continuellement tour à tour ; la fragilité se perpétuait sous les remords ; le monde, ses plaisirs, la variété de ses événements, de ses peintures, la tendresse de ses liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d’absence, des tentations irrésistibles pour ce cœur trop tôt sevré, et, d’une autre part, aucun de ces biens ne parvenait à le remplir au moment de la jouissance. Le repentir alors et une sorte d’irritation croissante contre un ennemi toujours victorieux le rejetaient au premier choc dans des partis extrêmes dont l’austérité ne tardait pas à mollir ; et, après une lutte nouvelle, en un sens contraire au précédent, il retombait encore de la cellule dans les aventures. On a conservé de lui le fragment d’une lettre écrite à l’un de ses frères au commencement de son entrée chez les bénédictins ; elle se rapporte au temps de son séjour à Saint-Ouen, vers 1721. Il y touche cet état moral de son âme en traits ingénus et suaves qui marquent assez qu’il n’est pas guéri : « Je connois la foiblesse de mon cœur, et je sens de quelle importance il est pour son repos de ne point m’appliquer à des sciences stériles qui le laisseraient dans la sécheresse et dans la langueur ; il faut, si je veux être heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force l’impression de grâce qui m’y a amené ; il faut que je veille sans cesse à éloigner tout ce qui pourroit l’affoiblir. Je n’aperçois que trop tous les jours de quoi je redeviendrois capable, si je perdois un moment de vue la grande règle, ou même si je regardois avec la moindre complaisance certaines images qui ne se présentent que trop souvent à mon esprit, et qui n’auroient encore que trop de force pour me séduire, quoiqu’elles soient à demi effacées. Qu’on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu de vigueur quand on s’est fait une habitude de sa foiblesse ; et qu’il en coûte à combattre pour la victoire, quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! »

L’idéal de l’abbé Prévost, son rêve dès sa jeunesse, le modèle de félicité vertueuse qu’il se proposait et qu’ajournèrent