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il s’en est vu beaucoup sur la terre, belles aujourd’hui, dans leur silence, de la beauté d’un cloître qui tombe, et à demi couchées, désertes et en ruine. Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux méritées ne peuvent rien contre ; la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre résistance, ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable, où le grand poëte, le grand écrivain, entre dans la postérité, c’est-à-dire où les générations dont il fut le charme et l’âme, cédant la scène à d’autres, lui-même il passe de la bouche ardente et confuse des hommes à l’indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis. Sans doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu’à la fin se succéderont alentour ; mais la société en masse s’est portée ailleurs et fréquente d’autres lieux. Une bien forte part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge déjà dans l’ombre. Ce sentiment qui, ainsi que nous le disons, n’est pas sans tristesse, soit qu’on l’éprouve pour soi-même, soit qu’on l’applique à d’autres, nous devons tâcher du moins qu’il nous laisse sans amertume. Il n’a rien, à le bien prendre, qui soit capable d’irriter ou de décourager ; c’est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous y appesantissons jamais que pour combattre en nous l’amour du bruit, l’exagération de notre importance, l’enivrement de nos œuvres. Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et,