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ne l’idéalisait pas dans l’exemplaire radieux d’une Providence ordonnatrice et vigilante. Pourtant, dans un ouvrage qu’il composa durant sa vieillesse et peu d’années avant de mourir, l’Essai sur la Vie de Sénèque, il s’est plu à traduire le passage suivant d’une lettre à Lucilius, qui le transporte d’admiration : « S’il s’offre à vos regards une vaste forêt, peuplée d’arbres antiques, dont les cimes montent aux nues et dont les rameaux entrelacés vous dérobent l’aspect du ciel, cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces masses d’ombre que la distance épaissit et rend continues, tant de signes ne vous intiment-ils pas la présence d’un Dieu ?  » C’est Diderot qui souligne le mot intimer. Je suis heureux de trouver dans le même ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu d’oubli peut-être de ses propres excès cyniques et philosophiques, mais aussi un dégoût amer, un désaveu formel du matérialisme immoral et corrupteur. J’aime qu’il reproche à La Mettrie de n’avoir pas les premières idées des vrais fondements de la morale, « de cet arbre immense dont la tête touche aux cieux, et dont les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau, qu’on déshonore en l’en dépouillant. » Ceci me rappelle une querelle qu’il eut un jour sur la vertu avec Helvétius et Saurin ; il en fait à mademoiselle Voland un récit charmant, qui est un miroir en raccourci de l’inconséquence du siècle. Ces messieurs niaient le sens moral inné, le motif essentiel et désintéressé de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. « Le plaisant, ajoute-t-il, c’est que, la dispute à peine terminée, ces honnêtes gens se mirent, sans s’en apercevoir, à dire les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu’ils venaient de combattre, et à faire eux-mêmes la réfutation de leur opinion. Mais Socrate, à ma place, la leur aurait arrachée. » Il dit en un endroit au sujet de Grimm : « La sévérité des principes de notre ami se perd ; il distingue deux morales,