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« Je me plains du sort,
« Qui ne m’a donné ni génie, ni richesse, ni naissance.
« Je me plains de moi-même,
« Qui ai dissipé mon temps, affaibli mes forces, rejeté ma

pudeur naturelle, tué en moi la foi et l’amour. »

Non, Farcy, ton regret même l’atteste, non, tu n’avais pas rejeté ta pudeur naturelle ; non, tu n’avais pas tué l’amour dans ton âme ! Mais chez toi la pudeur de l’adolescence, qui avait trop aisément cédé par le côté sensuel, s’était comme infiltrée et développée outre mesure dans l’esprit, et, au lieu de la mâle assurance virile qui charme et qui subjugue, au lieu de ces rapides étincelles du regard,

Qui d’un désir craintif font rougir la beauté[1],

elle s’était changée avec l’âge en défiance de toi-même, en répugnance à oser, en promptitude à se décourager et à se troubler devant la beauté superbe. Non, tu n’avais pas tué l’amour dans ton cœur ; tu en étais plutôt resté au premier, au timide et novice amour ; mais sans la fraîcheur naïve, sans l’ignorance adorable, sans les torrents, sans le mystère ; avec la disproportion de tes autres facultés qui avaient mûri ou vieilli ; de ta raison qui te disait que rien ne dure ; de ta sagacité judicieuse qui te représentait les inconvénients, les difficultés et les suites ; de tes sens fatigués qui n’environnaient plus, comme à dix-neuf ans, l’être unique de la vapeur d’une émanation lumineuse et odorante ; ce n’était pas l’amour, c’était l’harmonie de tes facultés et de leur développement que tu avais brisée dans ton être ! Ton malheur est celui de bien des hommes de notre âge.

Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu’il savait en idées et ce qu’il avait éprouvé en sentiments devait cesser dans son âme, et qu’il était temps enfin d’avoir une passion, un amour. La tête, chez lui, sollicitait le cœur ;

  1. Lamartine.