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gnance à m’engager avec une personne dont je connaissais les fautes antérieures, et qui, du côté du caractère, me semblait plus habile qu’estimable ! Mais l’amour de m’enrichir m’a séduit. En voyant ses relations rétablies sur le pied de l’amitié et de la confiance avec les gens les plus distingués, j’ai cru qu’il y aurait de ma part du pédantisme et de la pruderie à être plus difficile que tout le monde. J’ai craint que ce ne fût que l’ennui de me déranger qui me déconseillât cette démarche. Je me suis dit qu’il fallait s’habituer à vivre avec tous les caractères et tous les principes ; qu’il serait fort utile pour moi de voir agir un homme d’affaires raisonnant sa conduite et marchant adroitement au succès. J’ai résisté à mes penchants, qui me portaient à la vie solitaire et contemplative. J’ai ployé mon caractère impatient jusqu’à condescendre aux désirs souvent capricieux d’un homme que j’estimais au-dessous de moi en tout, excepté dans un talent équivoque de faire fortune. Si je m’étais décidé à quelque dépense, j’avais la Grèce sous les yeux, où je vivais avec Molière (le philhellène), avec qui j’aimerais mieux une mauvaise tente qu’un palais avec l’autre. Eh bien ! cet argent que je me suis refusé d’une part, je l’ai dépensé de l’autre inutilement, ennuyeusement, à voyager et à attendre. J’ai sacrifié tous mes goûts, l’espoir assez voisin de quelque réputation par mes vers, et, par là encore, d’un bon accueil à mon retour en France. En ce faisant, j’ai cru accomplir un grand acte de sagesse, me préparer de grands éloges de la part de la prudence humaine, et, l’événement arrivé, il se trouve que je n’ai fait qu’une grosse sottise… Enfin me voilà à deux mille lieues de mon pays, sans ressources, sans occupation, forcé de recourir à la pitié des autres, en leur présentant pour titre à leur confiance une histoire qui ressemble à un roman très-invraisemblable ; — et, pour terminer peut-être ma peine et cette plate comédie, un duel qui m’arrive pour demain avec un mauvais sujet, reconnu tel de tout le