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marqué assez profondément au fond de mon âme, et il me reste toujours une part qu’on ne peut ni corrompre ni m’enlever. Est-ce par là que j’échapperai, ou ce secret parfum lui-même s’évaporera-t-il ?  »

Cette longue traversée, le manque absolu de livres et de conversation, son ignorance de l’astronomie qui lui fermait l’étude du ciel, tout contribuait à développer démesurément chez lui son habitude de rêverie sans objet et sans résultat.

« 29 juillet. – Encore dix jours au plus, j’espère, et nous serons à Rio. Je me promets beaucoup de plaisir et de vraies jouissances au milieu de cette nature grande et nouvelle. De jour en jour je me fortifie dans l’habitude de la contemplation solitaire. Je puis maintenant passer la moitié d’une belle nuit, seul, à rêver en me promenant, sans songer que la nuit est le temps du retour à la chambre et du repos, sans me sentir appesanti par l’exemple de tout ce qui m’entoure. C’est là un progrès dont je me félicite. Je crois que l’âge, en m’ôtant de plus en plus le besoin de sommeil, augmentera cette disposition. Il me semble que c’est une des plus favorables à qui veut occuper son esprit. La pensée arrive alors, non plus seulement comme vérité, mais comme sentiment. Il y a un calme, une douceur, une tristesse dans tout ce qui vous environne, qui pénètre par tous les sens ; et cette douceur, cette tristesse tombent vraiment goutte à goutte sur le cœur, comme la fraîcheur du soir. Je ne connais rien qui doive être plus doux que de se promener à cette heure-là avec une femme aimée. » Pauvre Farcy ! voilà que tout à la fin, sans y songer, il donne un démenti à son projet contemplatif, et qu’avec un seul être de plus, avec une compagne telle qu’il s’en glisse inévitablement dans les plus doux vœux du cœur, il peuple tout d’un coup sa solitude. C’est qu’en effet il ne lui a manqué d’abord qu’une femme aimée, pour entrer en pleine possession de la vie et pour s’apprivoiser parmi les hommes.

« 29 novembre, Rio-Janeiro. – Que n’ai-je écouté ma répu-