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« Chaque individu dans l’état sauvage, écrit Chénier, est un tout indépendant ; dans l’état de société, il est partie du tout ; il vit de la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poëtes chaque germe, chaque élément est seul et n’obéit qu’à son poids ; mais quand tout cela est arrangé, chacun est un tout à part, et en même temps une partie du grand tout. Chaque monde roule sur lui-même et roule aussi autour du centre. Tous ont leurs lois à part, et toutes ces lois diverses tendent à une loi commune et forment l’univers…

Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant,
Et chacun roi d’un monde autour de lui roulant,
Ne gardent point eux-même une immobile place :
Chacun avec son monde emporté dans l’espace,
Ils cheminent eux-même : un invincible poids
Les courbe sous le joug d’infatigables lois,
Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible,
Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible. »

C’était une bien grande idée à André que de consacrer ainsi ce troisième chant à la description de l’ordre dans la société d’abord, puis à l’exposé de l’ordre dans le système du monde, qui devenait l’idéal réfléchissant et suprême.

Il établit volontiers ses comparaisons d’un ordre à l’autre : « On peut comparer, se dit-il, les âges instruits et savants, qui éclairent ceux qui viennent après, à la queue étincelante des comètes. »

Il se promettait encore de « comparer les premiers hommes civilisés, qui vont civiliser leurs frères sauvages, aux éléphants privés qu’on envoie apprivoiser les farouches ; et par quels moyens ces derniers. » – Hasard charmant ! l’auteur du Génie du Christianisme, celui même à qui l’on a dû de connaître d’abord l’étoile poétique d’André et la Jeune Captive[1], a

  1. M. de Chateaubriand tenait cette pièce de madame de Beaumont, sœur de M. de La Luzerne, sous qui André avait été attaché à l’ambassade d’Angleterre : elle-même avait directement connu le poëte. — La pièce de la Jeune Captive avait été déjà publiée dans la