Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que dans le rapport qu’elles ont avec lui. Affecté d’une telle manière, il appelle un accident un bien ; affecté de telle autre manière, il l’appellera un mal. La chose est pourtant la même, et rien n’a changé que lui.

Et si le bien existe, il doit seul exister ! »

Je livre ces pensées hardies à la méditation et à la sentence de chacun, sans commentaire. André Chénier rentrerait ici dans le système de l’optimisme de Pope, s’il faisait intervenir Dieu ; mais comme il s’en abstient absolument, il faut convenir que cette morale va plutôt à l’éthique de Spinosa, de même que sa physiologie corpusculaire allait à la philosophie zoologique de Lamarck.

Le poëte se proposait de clore le morceau des sens par le développement de cette idée : « Si quelques individus, quelques générations, quelques peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n’empêche que l’âme et le jugement du genre humain tout entier ne soient portés à la vertu et à la vérité, comme le bois d’un arc, quoique courbé et plié un moment, n’en a pas moins un désir invincible d’être droit et ne s’en redresse pas moins dès qu’il le peut. Pourtant, quand une longue habitude l’a tenu courbé, il ne se redresse plus ; cela fournit un autre emblème :

Encore après … Trahitur pars longa catenae (Perse)[1].
Encore après ses pas la moitié … Et traîne
 Encore après ses pas la moitié de sa chaîne. »

Le troisième chant devait embrasser la politique et la religion utile qui en dépend, la constitution des sociétés, la civilisation enfin, sous l’influence des illustres sages, des Orphée, des Numa, auxquels le poëte assimilait Moïse. Les fragments, déjà imprimés, de l’Hermès, se rapportent plus particulièrement à ce chant final : aussi je n’ai que peu à en dire.

  1. Satire V : l’image, dans Perse, est celle du chien qui, après de violents efforts, arrache sa chaîne, mais en tire un long bout après lui.