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Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour,
Qui n’haleine que feu, ne respire qu’amour,
Je me laisse emporter à mes flames communes,
Et cours souz divers vents de diverses fortunes.
Ravy de tous objects, j’ayme si vivement
Que je n’ay pour l’amour ny choix ny jugement.
De toute eslection mon ame est despourveue,
Et nul object certain ne limite ma veue.
Toute femme m’agrée…

Ennemi déclaré de ce qu’il appelle l’honneur, c’est-à-dire de la délicatesse, préférant comme d’Aubigné l’estre au parestre, il se contente d’un amour facile et de peu de défense :

Aymer en trop haut lieu une dame hautaine,
C’est aymer en souci le travail et la peine,
C’est nourrir son amour de respect et de soin.

La Fontaine était du même avis quand il préférait ingénument les Jeannetons aux Climènes. Regnier pense que le même feu qui anime le grand poëte échauffe aussi l’ardeur amoureuse, et il ne serait nullement fâché que, chez lui, la poésie laissât tout à l’amour. On dirait qu’il ne fait des vers qu’à son corps défendant ; sa verve l’importune, et il ne cède au génie qu’à la dernière extrémité. Si c’était en hiver du moins, en décembre, au coin du feu, que ce maudit génie vînt le lutiner ! on n’a rien de mieux à faire alors que de lui donner audience :

Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle,
Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle,
Que dans l’air les oiseaux, les poissons en la mer,
Se plaignent doucement du mal qui vient d’aymer,
Ou bien lorsque Cérès de fourment se couronne,
Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone,
Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs,
Dore le Scorpion de ses belles couleurs ;
C’est alors que la verve insolemment m’outrage,
Que la raison forcée obéit à la rage.