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n’aient aigri son cœur, et que l’échafaud d’André ne soit venu avant la réconciliation. Pour moi, j’ai peine à croire qu’il ne fût pas au nombre de ceux dont l’infortuné poëte a dit avec un reproche mêlé de tendresse :

Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur voix chérie
En dépitUn mot à travers ces barreaux
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ;
En dépitDe l’or peut-être à mes bourreaux…
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
En dépitVivez, amis ; vivez contents.
En dépit de Bavus soyez lents à me suivre.
En dépitPeut-être en de plus heureux temps
J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune,
En dépitDétourné mes regards distraits ;
À mon tour aujourd’hui mon malheur importune :
En dépitVivez, amis, vivez en paix.

[1]Quoi qu’il en soit, la gloire de Le Brun, dans l’avenir, ne sera pas séparée de celle d’André Chénier. On se souviendra qu’il l’aima longtemps, qu’il le prédit, qu’il le goûta en un siècle de peu de poésie, et qu’il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce que lui-même aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts, de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la tradition lyrique qu’il soutint avec éclat, de cette flamme intérieure enfin, qui ne lui échappait que par accès, et qui minait sa vie. On verra

  1. Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de conjecturer qu’en écrivant les vers suivants (voir l’édition d’Eugène Renduel), Chénier a pu songer au jour où il se sentit déçu et blessé dans son admiration première pour Le Brun :

    Ah ! j’atteste les Cieux que j’ai voulu le croire,
    J’ai voulu démentir et mes yeux et l’histoire ;
    Mais non : il n’est pas vrai que les cœurs excellents
    Soient les seuls en effet où germent les talents.
    Un mortel peut toucher une lyre sublime,
    Et n’avoir qu’un cœur faible, étroit, pusillanime,
    Inhabile aux vertus qu’il sait si bien chanter,
    Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.