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pourtant et l’on rêve à plaisir ce petit monde heureux, d’après quelques épîtres réciproques et quelques vers épars :

Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère,
Ces vieilles amitiés de l’enfance première,
Quand tous quatre muets, sous un maître inhumain,
Jadis au châtiment nous présentions la main ;
Et mon frère, et Le Brun, les Muses elles-mêmes ;
De Pange fugitif de ces neuf Sœurs qu’il aime :
Voilà le cercle entier qui, le soir quelquefois,
À des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
Prête une oreille amie et cependant sévère.

Le Brun dut aimer dès l’abord, chez le jeune André, un sentiment exquis et profond de l’antique, une âme modeste, candide, indépendante, faite pour l’étude et la retraite ; il n’avait vu en Gilbert que le corbeau du Pinde, il en vit dans Chénier le cygne. Un goût vif des plaisirs les unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme qu’il a célébrée sous le nom d’Adélaïde se rapportent précisément au temps dont nous parlons. Chénier, dans une délicieuse épître, dit à sa Muse qu’il envoie au logis de son ami :

Le trouvera peut-être Là, ta course fidèle
Le trouvera peut-être aux genoux d’une belle ;
S’il est ainsi, respecte un moment précieux ;
Sinon, tu peux entrerun moment précieux

Et il ajoute sur lui-même :

Les ruisseaux et les bois, et Vénus, et l’étude,
Adoucissent un peu ma triste solitude.

Tous deux ont chanté leurs plaisirs et leurs peines d’amour en des élégies qui sont, à coup sûr, les plus remarquables du temps[1]. Mais la victoire reste tout entière du côté d’André
  1. Au livre second des odes de Le Brun, la quinzième À un jeune Ami s’adresse évidemment à André :

    Digne Souviens-toi des mœurs de Byzance ;
    Digne de ton berceau, maîtrise la beauté !…

    Et les derniers vers de l’ode indiquent qu’elle fut composée au