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reux, aux Amours de Boucher et aux abbés de Watteau, aux descriptions de Saint-Lambert et aux vers musqués de Bernis. L’accent déclamatoire perce à tout moment dans le talent de Le Brun, lors même que ce talent s’abandonne le plus à sa pente. Ses odes républicaines, excepté celle du Vengeur, semblent à bon droit communes, sèches et glapissantes ; elles ne lui furent peut-être pas pour cela moins énergiquement inspirées par les circonstances. C’est qu’avec beaucoup d’imagination il est naturellement peu coloriste, et qu’il a besoin, pour arriver à une expression vivante, d’évoquer, comme par un soubresaut galvanique, les êtres de l’ancienne mythologie. Son pinceau maigre, quoique étincelant, joue d’ordinaire sur un fond abstrait ; il ne prend guère de splendeur large que lorsque le poëte songe à Buffon et retrace d’après lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna à Le Brun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger à satiété, que l’illustre auteur des Époques possédait à un haut degré, en vertu de cette patience qu’il appelait génie. On rapporte qu’il recopia ses Époques jusqu’à dix-huit fois. Le Brun faisait ainsi de ses odes. Il passa une moitié de sa vie à les remanier la plume en main, à en trier les brouillons, à les remettre au net et à en préparer une édition qui ne vint pas. Une note, placée en tête de la première publication du Vengeur, nous avertit, comme motif d’excuse ou cas singulier, que le poëte a composé cette ode, de soixante-dix vers environ, en très-peu de jours et presque d’un seul jet. Si Le Brun avait eu plus de temps, il aurait peut-être trouvé moyen de la gâter.

En se déclarant contre le mauvais goût du temps par ses épigrammes et par ses œuvres, Le Brun ne sut pas assez en rester pur lui-même. Sans aucune sensibilité, sans aucune disposition rêveuse et tendre, il aimait ardemment les femmes, probablement à la manière de Buffon, quoiqu’en seigneur moins suzerain et avec plus de galanterie. De là mille billets en vers à propos de rien, et, pêle-mêle avec ses odes, une prodigieuse quantité d’Eglés, de Zirphés, de Delphires, de