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phores ; de là, surtout vers la fin, un abus intolérable de la Majuscule, une minutieuse personnification de tous les substantifs, qui reporte involontairement le lecteur au culte de la déesse Raison et à ces temps d’apothéose pour toutes les vertus et pour tous les vices. C’est ce qui a fait dire à un poëte de nos jours singulièrement spirituel, que Le Brun était

Fougueux comme Pindare… et plus mythologique[1].
À part ce défaut, qui chez Le Brun avait dégénéré en une espèce de tic, son style, son procédé et sa manière le rapprochent beaucoup d’Alfieri et du peintre David, auxquels il ne nous paraît nullement inférieur. C’est également quelque chose de fort, de noble, de nu, de roide, de sec et de décharné, de grec et d’académique, un retour laborieux vers le simple et le vrai. D’un côté comme de l’autre, c’est avant tout une protestation contre le mauvais goût régnant, une gageure d’échapper aux fades pastorales et aux opéras langou-
  1. En fait de mythologie, rien n’égale chez Le Brun la strophe suivante, tirée de l’ode sur le triomphe de nos Paysages, et que Charles Nodier aime à citer avec sourire :

    La colline qui vers le pôle
    Borne nos fertiles marais,
    Occupe les enfants d’Éole
    À broyer les dons de Cérès.
    Vanvres que chérit Galatée
    Sait du lait d’Io, d’Amalthée
    Épaissir les flots écumeux ;
    Et Sèvres, d’une pure argile,
    Compose l’albâtre fragile
    Où Moka nous verse ses feux.

    Tout cela pour dire : Au nord de Paris, Montmartre et ses moulins à vent ; de l’autre côté, Vanvres, son beurre et ses fromages ; et la porcelaine de Sèvres ! « Je ne crois pas, écrivait Ginguené au rédacteur du journal le Modérateur (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de vers à mettre au-dessus de cette strophe. » Et Andrieux, l’Aristarque, n’en disconvenait pas ; il avouait que si tout avait été aussi beau, il aurait fallu rendre les armes. Aujourd’hui il n’est pas un écolier qui n’en rie. On rencontre dans le goût, aux diverses époques, de ces veines bizarres.