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Enfin, toutes les fois qu’il veut décrire l’enthousiasme lyrique et marquer les traits du vrai génie, Le Brun abonde en images éblouissantes et sublimes. Si Corneille en personne se fût adressé à Voltaire, il n’eût pas, certes, plus dignement parlé que Le Brun ne l’a fait en son nom. Il faut voir encore comme en toute occasion le poëte a conscience de lui-même, comme il a foi en sa gloire, et avec quelle sécurité sincère, du milieu de la tourbe qui l’importune, il se fonde sur la justice des âges :

Ceux dont le présent est l’idole
Ne laissent point de souvenir ;
Dans un succès vain et frivole
Ils ont usé leur avenir.
Amants des roses passagères,
Ils ont les grâces mensongères
Et le sort des rapides fleurs.
Leur plus long règne est d’une aurore ;
Mais le temps rajeunit encore
L’antique laurier des neuf Sœurs.

Après cet hommage rendu au talent de Le Brun, il nous sera permis d’insister sur ses défauts. Le principal, le plus grave selon nous, celui qui gâte jusqu’à ses plus belles pages, est un défaut tout systématique et calculé. Il avait beaucoup médité sur la langue poétique, et pensait qu’elle devait être radicalement distincte de la prose. En cela, il avait fort raison, et le procédé si vanté de Voltaire, d’écrire les vers sous forme de prose pour juger s’ils sont bons, ne mène qu’à faire des vers prosaïques, comme le sont, au reste, trop souvent ceux de Voltaire. Mais, à force de méditer sur les prérogatives de la poésie, Le Brun en était venu à envisager les hardiesses comme une qualité à part, indépendante du mouvement des idées et de la marche du style, une sorte de beauté mystique touchant à l’essence même de l’ode ; de là, chez lui, un souci perpétuel des hardiesses, un accouplement forcé des termes les plus disparates, un placage extérieur de méta-