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de Montbar. Une servante mégère, qu’il avait épousée, lui en faisait souvent une prison. À une telle âme, dans une pareille vie, on doit pardonner un peu d’injustice et d’aigreur.

Le talent lyrique de Le Brun est grand, quelquefois immense, presque partout incomplet. Quelques hautes pensées, qui n’ont jamais quitté le poëte depuis son enfance jusqu’à sa mort, dominent toutes ses belles odes, s’y reproduisent sans cesse, et, à travers la diversité des circonstances où il les composa, leur impriment un caractère marquant d’unité. Patriotisme, adoration de la nature, liberté républicaine, royauté du génie, telles sont les sources fécondes et retentissantes auxquelles Le Brun d’ordinaire s’abreuve. De bonne heure, et comme par un instinct de sa mission future, il s’est pénétré du rôle de Tyrtée, et il gourmande déjà nos défaites sous Contades, Soubise et Clermont, comme plus tard il célébrera le naufrage victorieux du Vengeur et Marengo. Au sortir des boudoirs, des toilettes et de tous ces bosquets de Cythère et d’Amathonte, dont il s’est tant moqué, mais dont il aurait dû se garder davantage, il se réfugie au sein de la nature, comme en un temple majestueux où il respire et se déploie plus à l’aise ; il la voit peu et sait peu la retracer sous les couleurs aimables et fraîches dont elle se peint autour de lui ; il préfère la contempler face à face dans ses soleils, ses volcans, ses tremblements de terre, ses comètes échevelées, et plonge avec Buffon à travers les déserts des temps. Quant à la liberté, elle eut toujours ses vœux, soit que dans les salons de l’hôtel de Conti, sous Louis XV, il s’écrie avec une douleur de citoyen :

Les Anténors vendent l’empire,
Thaïs l’achète d’un sourire ;
L’or paie, absout les attentats.
Partout, à la cour, à l’armée,
Règne un dédain de renommée
Qui fait la chute des États ;

soit qu’il prélude à ses hymnes républicains dans les soirées