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mademoiselle Corneille à Voltaire, la respectueuse indépendance qu’il maintint en face de ce monarque du siècle, le soin qu’il mit toujours à se distinguer de ses plats courtisans, l’amitié pour Buffon, qu’il professait devant lui, ce sont là des traits qui honorent une vie d’homme de lettres. Le Brun aimait les grandes existences à part : celle de Buffon dut le séduire, et c’était encore un idéal qu’il eût probablement aimé à réaliser pour lui-même. Peut-être, si la fortune lui eût permis d’y arriver, s’il eût pu se fonder ainsi, loin d’un monde où il se sentait déplacé, une vie grande, simple, auguste ; s’il avait eu sa tour solitaire au milieu de son parc, ses vastes et majestueuses allées, pour y déclamer en paix et y raturer à loisir son poëme de la Nature ; si rien autour de lui n’avait froissé son âme hautaine et irritable, peut-être toutes ces boutades de conduite, toutes ces sorties colériques d’amour-propre eussent-elles complètement disparu : l’on n’eût pu lui reprocher, comme à Buffon, que beaucoup de morgue et une excessive plénitude de lui-même. Mais Le Brun fut longtemps aux prises avec la gêne et les chagrins domestiques. Son procès avec sa femme que le prince de Conti lui avait séduite[1], la banqueroute du prince de Guémené, puis la Révolution, tout s’opposa à ce qu’il consolidât jamais son existence. Je me trompe : vieux, presque aveugle, au-dessus du besoin grâce aux bienfaits du Gouvernement[2], il s’était logé dans les combles du Palais-Royal, pour y trouver le calme nécessaire à la correction de ses odes ; c’était là sa tour

  1. On alla jusqu’à dire qu’il l’avait vendue au prince, et, chose fâcheuse pour le caractère de Le Brun, plusieurs ont pu le croire. – Voir son élégie infamante à Némésis, où il trouve moyen de flétrir d’un seul coup sa mère, sa sœur et sa femme ! Une telle élégie est unique dans son genre.
  2. Le Brun dut ses bienfaits à son talent sans doute, à sa renommée lyrique, mais par malheur aussi à sa méchanceté satirique que le pouvoir achetait de sa servilité. On cite une épigramme contre Carnot, lors du vote de Carnot contre l’Empire ; elle fut commandée à Le Brun et payée d’une pension.