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LE BRUN


Vers l’époque où J.-B. Rousseau banni adressait à ses protecteurs des odes composées au jour le jour, sans unité d’inspiration, et que n’animait ni l’esprit du siècle nouveau ni celui du siècle passé, en 1729, à l’hôtel de Conti, naissait d’un des serviteurs du prince un poëte qui devait bientôt consacrer aux idées d’avenir, à la philosophie, à la liberté, à la nature, une lyre incomplète, mais neuve et sonore, et que le temps ne brisera pas. C’est une remarque à faire qu’aux approches des grandes crises politiques et au milieu des sociétés en dissolution, sont souvent jetées d’avance, et comme par une ébauche anticipée, quelques âmes douées vivement des trois ou quatre idées qui ne tarderont pas à se dégager et qui prévaudront dans l’ordre nouveau. Mais en même temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idées précoces restent fixes, abstraites, isolées, déclamatoires. Si c’est dans l’art qu’elles se produisent et s’expriment, la forme en sera nue, sèche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes auront grand mépris de leur siècle, de sa mesquinerie, de sa corruption, de son mauvais goût. Ils aspireront à quelque chose de mieux, au simple, au grand, au vrai, et se dessécheront et s’aigriront à l’attendre ; ils voudront le tirer d’eux-mêmes ; ils le demanderont à l’avenir, au passé, et se feront antiques pour se rajeunir ; puis les choses iront toujours, les temps s’accompliront, la société mûrira, et lorsque éclatera la crise, elle les trouvera déjà