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quelque noblesse, mais peu d’images, peu de consistance, nulle originalité ; il y a de beaux traits, mais ils sont pris. Le pire, c’est que l’auteur manque d’idées et qu’il se traîne pour en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler beaucoup, car, le génie n’y étant pas, il ne fera passablement qu’à force d’étude. » Et là-dessus, tout haut on l’encouragerait fort, et tout bas on n’en espérerait rien.

Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau ?  Il a aiguisé une trentaine d’épigrammes en style marotique, assez obscènes et laborieusement naïves ; c’est à peu près ce qui reste aussi de Mellin de Saint-Gelais[1].

Mêlé toute sa vie aux querelles littéraires, salué, comme Crébillon, du nom de grand par Des Fontaines, Le Franc et la faction anti-voltairienne, Rousseau avait perdu sa réputation à mesure que la gloire de son rival s’était affermie et que les principes philosophiques avaient triomphé ; il avait été même assez sévèrement apprécié par la Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu’au commencement de ce siècle d’ardents et généreux athlètes ont rouvert l’arène lyrique et l’ont remplie de luttes encore inouïes, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes les époques, a ramené Rousseau en avant sur la scène littéraire, comme adversaire de nos jeunes contemporains : on a redoré sa vieille gloire et recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fût réconcilié avec lui, et l’eût appelé notre grand lyrique. C’est cette tactique peu digne, quoique éternelle, qui a provoqué dans cet article notre sévérité fran-

  1.  « … Mellin de Saint-Gelais dont les poésies sont fastidieuses à la mort, à dix ou douze épigrammes près, qui sont véritablement excellentes. » (Lettre de Rousseau à Brossette, du 25 janvier 1718). Mais Rousseau fait le bon apôtre quand il dit (29 janvier 1716) : « Il y a des choses dont les libertins même un peu raisonnables ne sauroient rire, et la liberté de l’épigramme doit avoir des bornes. Marot et Saint-Gelais ne les ont point passées… S’ils ont badiné aux dépens des religieux, ils n’ont point ri aux dépens de la religion. » (Voir, si l’on veut s’édifier là-dessus, mon Tableau de la Poésie française au xvie siècle, 1843, page 37.)