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diant et l’Aveugle d’André Chénier, on comprend ce que pourrait être une Circé, et il n’est plus permis de citer celle de Jean-Baptiste que comme un essai sans valeur.

Pour écrire avec génie, il faut penser avec génie ; pour bien écrire, il suffit d’une certaine dose de sens, d’imagination et de goût. Boileau en est la preuve : il imite, il traduit, il arrange à chaque instant les idées et les expressions des anciens ; mais tous ces larcins divers sont artistement reçus et disposés sur un fond commun qui lui est propre : son style a une couleur, une texture ; Boileau est bon écrivain en vers. Le style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas une seule et même trame. Cette strophe commence avec éclat, puis finit en détonnant ; cette métaphore qui promettait avorte ; cette image est brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l’argent plaqué sur de l’étain. C’est que ce brillant et ce beau appartiennent tantôt à Platon, tantôt à Pindare, tantôt même à Boileau et à Racine : Rousseau s’en est emparé comme un rhétoricien fait d’une bonne expression qu’il place à toute force dans le prochain discours. Ce qui est bien de lui, c’est le prosaïque, le commun, la déclamation à vide, ou encore le mauvais goût, comme les livrées de Vertumne et les haleines qui fondent l’écorce des eaux. A vrai dire, le style de Rousseau n’existe pas. Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincère ; nous la préciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt ans, inconnu, nous arrivait un matin d’Auxerre ou de Rouen avec un manuscrit contenant le Cantique d’Ézéchias, l’Ode au comte du Luc et la Cantate de Circé, ou l’équivalent, après avoir jeté un coup d’œil sur les trois chefs-d’œuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins on penserait à part soi : « Ce jeune homme n’est pas dénué d’habitude pour les vers ; il a déjà dû en brûler beaucoup ; il sent assez bien l’harmonie de détail, mais sa strophe est pesante et son vers symétrique. Son style a de la gravité,