Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
véritablement fondée en France ; les Funérailles de Louis XVIII en sont le chef-d’œuvre.

Rousseau ne s’est pas contenté de mettre du pindarisme extérieur et de l’enthousiasme à froid dans ses odes politiques, pour tâcher d’en réchauffer les sujets : il a porté ces habitudes d’écolier jusque dans les pièces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les plus domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade ; Rousseau en est touché ; il veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence, rien de mieux ; c’était matière à des vers sentis et touchants ; mais Rousseau aime bien mieux déterrer dans Pindare une ode à Hiéron, roi de Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son coursier Phérénicus, n’a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. Là les digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles et à leur place. Rousseau calque le dessein de la pièce et tâche d’en reproduire le mouvement. Dès le début, il voudrait nous faire croire qu’il est en lutte avec le génie comme avec Protée ; mais tout cet attirail convenu de regard furieux, de ministre terrible, de souffle invincible, de tête échevelée, de sainte manie, d’assaut victorieux, de joug impérieux, ne trompe pas le lecteur, et le soi-disant inspiré ressemble trop à ces faux braves qui, après s’être frotté le visage et ébouriffé la perruque, se prétendent échappés avec honneur d’une rencontre périlleuse. Puis vient la comparaison avec Orphée et la prière aux trois sœurs filandières pour le comte du Luc ; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe, d’ordinaire peu favorable à Jean-Baptiste, mais attendri cette fois comme Pluton, a jugées tout à fait dignes d’Orphée. Par malheur, ce qui glace aussitôt, c’est que le moderne Orphée nous raconte que

La terrejamais sous les yeux de l’auguste Cybèle
La terre ne fit naître un plus parfait modèle
…La terreEntre les dieux mortels