Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà comment on égale les prophètes sans les paraphraser ; qu’on relise la quatorzième des secondes Méditations ; qu’on relise en même temps dans les premières le dithyrambe intitulé Poésie sacrée, et qu’on le compare avec l’Épode du premier livre de Jean-Baptiste.

L’ode politique n’a aucun caractère dans Rousseau : il en partage la faute avec les événements et les hommes qu’il célèbre. La naissance du duc de Bretagne, la mort du prince de Conti, la guerre civile des Suisses en 1712, l’armement des Turcs contre Venise en 1715[1], la bataille même de Péterwaradin, tout cela eut dans le temps plus ou moins d’importance, mais n’en a presque aucune aux yeux de la postérité. Le poëte a beau se démener, se commander l’enthousiasme, se provoquer au délire, il en est pour ses frais, et l’on rit de l’entendre, à la mort du prince de Conti, s’écrier dans le pindarisme de ses regrets :

Peuples, dont la douleur aux larmes obstinée,
De ce prince chéri déplore le trépas,
Approchez, et voyez quelle est la destinée
ApprochDes grandeurs d’ici-bas.

De nos jours, si féconds en grands événements et en grands hommes, il en est advenu tout autrement. De simples naissances, de simples morts de princes et de rois ont été d’éclatantes leçons, de merveilleux compléments de fortune, des chutes ou des résurrections d’antiques dynasties, de magnifiques symboles des destinées sociales. De telles choses ont suscité le poëte qui les devait célébrer ; l’ode politique a été
  1. Il est juste pourtant de noter, dans l’ode aux princes chrétiens au sujet de cet armement, un écho retentissant et harmonieux des Croisades :


    Et des vents du midi la dévorante haleine
          N’a consumé qu’à peine
    Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon.