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on peut affirmer que ce fut un cœur bas, un caractère louche, tracassier, né pour la domesticité des grands seigneurs ; avec cela, nul génie, peu d’esprit, tout en métier. Quand il eut quitté la France en 1712, et durant les trente années dignes de pitié qui succédèrent aux trente années dignes d’envie, Rousseau, successivement protégé du comte du Luc, du prince Eugène, du duc d’Aremberg, dut travailler sur lui-même pour mériter ces faveurs dont il vivait et rétablir sa réputation compromise. Dans l’insignifiante correspondance qu’il entretenait avec d’Olivet, Brossette, Des Fontaines et M. Boutet, on remarque un grand étalage de principes religieux, moraux, et un caractère anti-philosophique très-prononcé. En supposant cette conversion sincère, on s’étonne que Rousseau n’ait pas plus tiré parti pour sa poésie de cette nature de sentiments ; c’était peut-être en effet la seule corde lyrique qui fût capable de vibrer en ces temps-là. Les événements extérieurs dégoûtaient par leur petitesse et leur pauvreté ; la guerre se faisait misérablement et même sans l’éclat des désastres ; les querelles religieuses étaient sottes, criardes, sans éloquence, quoique persécutrices ; les mœurs, infâmes et platement hideuses : c’était une société et un trône sourdement en proie aux vers et à la pourriture. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est que l’ordre ancien dépérissait, que la religion était en péril, et qu’on se précipitait dans un avenir mauvais et fatal. Voilà ce que sentaient et disaient du moins les partisans et les débris du dernier règne, M. Daguesseau et Racine fils par exemple. Or, sans faire d’hypothèse gratuite, sans demander aux hommes plus que leur siècle ne comporte, on conçoit, ce me semble, dans cette atmosphère de souvenirs et d’affections, une âme tendre, chaste, austère, effrayée de la contagion croissante et du débordement philosophique, fidèle au culte de la monarchie de Louis XIV, assez éclairée pour dégager la religion du jansénisme, et cette âme, alarmée, avant l’orage, de pressentiments douloureux, et gémissant avec une douceur triste ; quelque chose en un