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Flatteur, qui n’avait eu qu’un demi-succès, et en 1700, le Capricieux, qui réussit encore moins. Il s’en prit de sa disgrâce aux habitués du café et les chansonna dans de grossiers couplets à rimes riches, ce qui le fit aussitôt reconnaître. On peut juger du scandale. Rousseau se désaccoquina du café et désavoua les couplets dans le monde ; mais on en parlait toujours ; de temps à autre de nouveaux couplets clandestins se retrouvaient sur les tables, sous les portes ; cette petite guerre dura dix ans et ouvrit le siècle. Enfin, en 1710, quelques derniers couplets, si infâmes qu’on doit les croire fabriqués à dessein par les ennemis de Rousseau, mirent le comble à l’indignation. Rousseau, non content de s’en laver, les imputa à Saurin ; de là procès en diffamation et en calomnie, arrêt du Parlement en 1712, et bannissement de Rousseau à perpétuité hors du royaume.

Jean-Baptiste avait quarante-deux ans ; quelque long que fût alors le noviciat des poëtes, son éducation lyrique devait être achevée. Il avait déjà composé quelques odes, et sa haine contre La Motte, qui en composait aussi, n’avait pas peu contribué, sans doute, à déterminer sa vocation laborieuse et tardive. Qu’est-ce donc qu’un poëte lyrique ? Avec sa nature d’esprit et ses habitudes, Rousseau pouvait-il prétendre à l’être ?  pouvait-il s’en rencontrer un, vers 1710 ?

Un poëte lyrique, c’est une âme à nu qui passe et chante au milieu du monde ; et selon les temps, et les souffles divers, et les divers tons où elle est montée, cette âme peut rendre bien des espèces de sons. Tantôt, flottant entre un passé gigantesque et un éblouissant avenir, égarée comme une harpe sous la main de Dieu, l’âme du prophète exhalera les gémissements d’une époque qui finit, d’une loi qui s’éteint, et saluera avec amour la venue triomphale d’une loi meilleure et le char vivant d’Emmanuel ; tantôt, à des époques moins hautes, mais belles encore et plus purement humaines, quand les rois sont héros ou fils de héros, quand les demi-dieux ne sont morts que d’hier, quand la force et la vertu ne sont tou-