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motif de presque toutes les hostilités et les antipathies d’alors : c’est que Boileau n’était pas sensible ; on invoquait là-dessus certaine anecdote, plus que suspecte, insérée à l’Année littéraire, et reproduite par Helvétius ; et comme au dix-huitième siècle le sentiment se mêlait à tout, à une description de Saint-Lambert, à un conte de Crébillon fils, ou à l’histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les philosophes et les géomètres avaient pris Boileau en grande aversion[1]. Pourtant, malgré leurs épigrammes et leurs demi-sourires, sa renommée littéraire résista et se consolida de jour en jour. Le Poète du bon sens, le législateur de notre Parnasse garda son rang suprême. Le mot de Voltaire, Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur, fit fortune et passa en proverbe ; les idées positives du xviiie siècle et la philosophie condillacienne, en triomphant, semblèrent marquer d’un sceau plus durable la renommée du plus sensé, du plus logique et du plus correct des poëtes. Mais ce fut surtout lorsqu’une école nouvelle s’éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d’abord, commencèrent de mettre en avant des théories inusitées et les appliquèrent dans des œuvres, ce fut alors qu’en haine des innovations on revint de toutes parts à Boileau comme à un ancêtre illustre

  1. Rien ne saurait mieux donner l’idée du degré de défaveur que la réputation de Boileau encourait à un certain moment, que de voir dans l’excellent recueil intitulé l’esprit des journaux (mars 1785, page 243) le passage suivant d’un article sur l’Épître en vers, adressé de Montpellier aux rédacteurs du journal ; ce passage, à mon sens, par son incidence même et son hasard tout nature, exprime mieux l’état de l’opinion courante que ne le ferait un jugement formel : « Boileau, est-il dit, qui vint ensuite (après Régnier), mit dans ce qu’il écrivit en ce genre la raison en vers harmonieux et plein d’images : c’est du plus célèbre poëte de ce siècle que nous avons emprunté ce jugement sur les Épîtres de Boileau, parce qu’une infinité de personnes dont l’autorité n’est point à mépriser, affectant aujourd’hui d’en juger plus défavorablement, nous avons craint, en nous élevant contre leur opinion, de mettre nos erreurs à la place des leurs. » Que de précautions pour oser louer !