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La sienne est scrupuleuse, irréprochable, et tout l’éloge qu’on a coutume de faire du style de Racine en général doit s’appliquer sans réserve à sa diction. Nul n’a su mieux que lui la valeur des mots, le pouvoir de leur position et de leurs alliances, l’art des transitions, ce chef-d’œuvre le plus difficile de la poésie, comme lui disait Boileau ; on peut voir là-dessus leur correspondance. En se tenant à un vocabulaire un peu restreint, Racine a multiplié les combinaisons et les ressources. On remarquera que dans ses tours il conserve par moments des traces légères d’une langue antérieure à la sienne, et je trouve pour mon compte un charme infini à ces idiotismes trop peu nombreux qui lui ont valu d’être souligné quelquefois par les critiques du dernier siècle.

En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice, ce me semble, à traiter Racine autrement que tous les vrais poëtes de génie, à lui demander ce qu’il n’a pas, à ne pas le prendre pour ce qu’il est, à ne pas accepter, en le jugeant, les conditions de sa nature. Son style est complet en soi, aussi complet que son drame lui-même ; ce style est le produit d’une organisation rare et flexible, modifiée par une éducation continuelle et par une multitude de circonstances sociales qui ont pour jamais disparu ; il est, autant qu’aucun autre, et à force de finesse, sinon avec beaucoup de saillie, marqué au coin d’une individualité distincte, et nous retrace presque partout le profil noble, tendre et mélancolique de l’homme avec la date du temps. D’où il résulte aussi que vouloir ériger ce style en style-modèle, le professer à tout propos et en toute occurrence, y rapporter toutes les autres manières comme à un type invariable, c’est bien peu le comprendre et l’admirer bien superficiellement, c’est le renfermer tout entier dans ses qualités de grammaire et de diction. Nous croyons faire preuve d’un respect mieux entendu en déclarant le style de Racine, comme celui de La Fontaine et de Bossuet, digne sans doute d’une éternelle étude, mais