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contre, comme tout cela est touché avec précaution ! comme le mot propre est habilement évincé ! les esclaves tremblèrent ! les gardes se troublèrent ! Que d’efforts en pure perte ! que d’élégances déplacées dans la bouche sévère du grand-vizir ! – Monime a voulu s’étrangler avec son bandeau, ou, comme dit Racine, faire un affreux lien d’un sacré diadème ; elle apostrophe ce diadème en vers enchanteurs que je me garderai bien de blâmer. Je noterai seulement que, dans la colère et le mépris dont elle accable ce fatal tissu, elle ne l’ose nommer qu’en termes généraux et avec d’exquises injures. Il résulte de cette perpétuelle nécessité de noblesse et d’élégance que s’impose le poëte, que lorsqu’il en vient à quelques-unes de ces parties de transition qu’il est impossible de relever et d’ennoblir, son vers inévitablement déroge, et peut alors sembler prosaïque par comparaison avec le ton de l’ensemble. Chamfort s’est amusé à noter dans Esther le petit nombre de vers qu’il croit entachés de prosaïsme. Au reste, Racine a tellement pris garde à ce genre de reproche, qu’au risque de violer les convenances dramatiques, il a su prêter des paroles pompeuses ou fleuries à ses personnages les plus subalternes comme à ses héros les plus achevés. Il traite ses confidentes sur le même pied que ses reines ; Arcas s’exprime tout aussi majestueusement qu’Agamemnon. M. Villemain a déjà remarqué que, dans Euripide, le vieillard qui tient la place d’Arcas n’a qu’un langage simple, non figuré, conforme à sa condition d’esclave : « Pourquoi donc sortir de votre tente, ô roi Agamemnon, lorsque autour de nous tout est assoupi dans un calme profond, lorsqu’on n’a point encore relevé la sentinelle qui veille sur les retranchements ?  » Et c’est Agamemnon qui dit : « Hélas ! on n’entend ni le chant des oiseaux, ni le bruit de la mer ; le silence règne sur l’Euripe. » Dans Racine au contraire, Arcas prend les devants en poésie, et il est le premier à s’écrier :

Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.