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et au repos, se réveillent et recommencent à désirer le genre de mouvement qui leur est propre. D’abord il n’en vient à l’âme qu’une plainte sourde, lointaine, étouffée, qui n’indique pas son objet et nous livre à tout le vague de l’ennui. Bientôt l’inquiétude se décide ; la faculté sans aliment s’affame, pour ainsi dire ; elle crie au dedans de nous : c’est comme un coursier généreux qui hennit dans l’étable et demande l’arène ; on n’y peut tenir, et tous les projets de retraite sont oubliés. Qu’on se figure, par exemple, à la place de Racine, au sein du même loisir, quelqu’un de ces génies incontestablement dramatiques, Shakspeare, Molière, Beaumarchais, Scott. Oh ! les premiers mois d’inaction passés, comme le cerveau du poète va fermenter et se remplir ! comme chaque idée, chaque sentiment va revêtir à ses yeux un masque, un personnage, et marcher à ses côtés ! que de générations spontanées vont éclore de toutes parts et lever la tête sur cette eau dormante ! que d’êtres inachevés, flottants, passeront dans ses rêves et lui feront signe de venir ! que de voix plaintives lui parleront comme à Tancrède dans la forêt enchantée ! La reine Mab descendra en char et se posera sur ce front endormi. Soudain Ariel ou Puck, Scapin ou Dorine, Chérubin ou Fenella, merveilleux lutins, messagers malicieux et empressés, s’agiteront autour du maître, le tirailleront de mille côtés pour qu’il prenne garde à leurs êtres chéris, à leurs amants séparés, à leurs princesses malheureuses ; ils les évoqueront devant lui, comme dans l’Élysée antique le devin Tirésias, ou plutôt le vieil Anchise, évoquait les âmes des héros qui n’avaient pas vécu ; ils les feront passer par groupes, ombres fugitives, rieuses ou éplorées, demandant la vie, et, dans les limbes inexplicables de la pensée, attendant la lumière du jour. Diana Vernon à cheval, franchissant les barrières et se perdant dans le taillis ; Juliette au balcon tendant les bras à Roméo ; l’ingénue Agnès à son balcon aussi, et rendant à son amant salut pour salut du matin au soir ; la moqueuse Suzanne et la belle comtesse habillant le page ; que