Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

époque de grande révolution, à cette philosophie supérieure qui donne à tout cela un sens, et fait de l’action autre chose qu’un imbroglio, de la couleur historique autre chose qu’un badigeonnage ? Eût-il été de force et d’humeur à mener toutes ces parties de front, à les maintenir en présence et en harmonie, à les unir, à les enchaîner sous une forme indissoluble et vivante ; à les fondre l’une dans l’autre au feu des passions ?  N’eût-il pas trouvé plus simple et plus conforme à sa nature de retirer tout d’abord la passion du milieu de ces embarras étrangers dans lesquels elle aurait pu se perdre comme dans le sable, en s’y versant ; de la faire rentrer en son lit pour n’en plus sortir, et de suivre solitaire le cours harmonieux de cette grande et belle élégie, dont Esther et Bérénice sont les plus limpides, les plus transparents réservoirs ?  C’est là une délicate question, sur laquelle on ne peut exprimer que des conjectures : j’ai hasardé la mienne ; elle n’a rien d’irrévérent pour le génie de Racine. M. Étienne, dans son discours de réception à l’Académie, déclare qu’il admire Molière bien plus comme philosophe que comme poëte. Je ne suis pas sur ce point de l’avis de M. Étienne, et dans Molière la qualité de poëte ne me paraît inférieure à aucune autre ; mais je me garderai bien d’accuser le spirituel auteur des Deux Gendres de vouloir renverser l’autel du plus grand maître de notre scène. Or, est-ce davantage vouloir renverser Racine que de déclarer qu’on préfère chez lui la poésie pure au drame, et qu’on est tenté de le rapporter à la famille des génies lyriques, des chantres élégiaques et pieux, dont la mission ici-bas est de célébrer l’amour (en prenant amour dans le même sens que Dante et Platon) ?

Indépendamment de l’examen direct des œuvres, ce qui nous a surtout confirmé dans notre opinion, c’est le silence de Racine et la disposition d’esprit qu’il marqua durant les longues années de sa retraite. Les facultés innées qu’on a exercées beaucoup et qu’on arrête brusquement au milieu de la carrière, après les premiers instants donnés au délassement