Page:Sainte-Beuve - Portraits de femmes, nouv. éd.djvu/223

Cette page n’a pas encore été corrigée

en écrit assez sèchement aux deux sœurs : décidément, c’est un homme occupé et qui se prodigue peu ; elle qui fait si volontiers les portraits de ses amis, elle ne se croit pas en droit d’entreprendre le sien ; il est, par rapport à elle, au bout d’une trop longue lunette, et rien n’empêche qu’elle ne le suppose encore en Italie. On ne parle pas ainsi d’un indifférent ; c’est bon signe pour M. Roland qui, prudent observateur, s’en doute peut-être, qui ne s’en inquiète d’ailleurs qu’autant qu’il le faut, et qui s’avance, tardif, rare et sûr, comme la raison ou comme le destin. Mais moi-même je m’aperçois que je tombe dans l’inconvénient reproché, et que je vais empiéter sur la zone un peu terne et prosaïque de la vie.

Dans toute cette partie finale et déjà bien grave de la Correspondance, au milieu des vicissitudes domestiques et des malheurs qui assiègent l’existence de celle qui n’est déjà plus une jeune fille, il ressort pourtant une qualité qu’on ne saurait assez louer ; un je ne sais quoi de sain, de probe et de vaillant, émane de ces pages ; agir, avant tout, agir : « Il est très-vrai, aime-t-elle à le répéter, que le principe du bien réside uniquement dans cette activité précieuse qui nous arrache au néant et nous rend propres à tout. » De cet amour du travail qu’elle pratique, découlent pour elle estime, vertu, bonheur, toutes choses dans lesquelles elle a su vivre, et qui ne lui ont pas fait faute môme à l’heure de mourir. Et c’est parce que les générations finissantes de ce dix-huitième siècle tant dénigré croyaient fermement à ces principes dont Mme Roland nous offre la plus digne expression en pureté et en constance, c’est parce qu’elles y avaient été plus ou moins nourries et formées, que, dans les tourmentes affreuses qui sont survenues, la nation si ébranlée n’a pas péri[1].

16 novembre 1840.
  1. J’ai parlé une dernière fois de Mme Roland, à l’occasion des nouveaux documents publiés en 1864 (tome VIII des Nouveaux Lundis).