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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

coin intact de souvenir, où je puisse me retrouver seul ou à peu près seul avec mes pensées d’autrefois ! »

N’ayez nul souci de nous, ô sage ! ne vous repentez pas d’avoir trop parlé ! Ces coins obscurs dont vous vous réservez l’enceinte, ces bosquets mystérieux dans le champ du souvenir, où vous nous avez introduit une fois et d’où vous ne sortez vous-même chaque soir que les yeux humides de pleurs, nous vous les laisserons, ô poëte ! ils sont inviolables pour tous : nul n’y viendra relancer votre rêverie, pas plus qu’en ces autres bosquets qui en sont l’image, bosquets tout voisins de votre Passy, et où vous vous enfoncez au milieu du jour, à l’abri même des amis, fuyant, selon la saison, ou cherchant le soleil, cherchant surtout l’entretien de la conscience et l’habitude de la Muse !

Pierre-Jean de Béranger, comme sa chanson du Tailleur et de la Fée nous l’apprend, est né à Paris, en l’an 1780 (19 août), chez un tailleur, son pauvre et vieux grand-père du côté maternel. Les père et mère de Béranger comptèrent peu dans sa vie, à ce qu’il semble, du moins comme aide et comme source d’éducation. Son père, né à Flamicour, village près de Péronne, homme vif, mobile, probablement spirituel, d’une imagination entreprenante et peu régulière, assez de l’ancien régime par l’humeur et les défauts, aspira constamment, dans le cours d’une vie pleine d’aventures, à une condition plus relevée que celle dont il était sorti. Il n’eût pas tenu à lui par moments, et à ses lueurs de vanité, que le jeune Béranger ne vît dans le de qui précédait son nom un reste de lustre et la trace