Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/88

Cette page a été validée par deux contributeurs.
80
PORTRAITS CONTEMPORAINS

intention et qu’un désir : c’est de montrer que si, la veille ou le lendemain d’une telle lettre, nous venions à louer M. de Chateaubriand, comme il était tout naturel de le faire dans le milieu de société où nous vivions près de lui, nous ne faisions nullement pour cela la cour à un puissant lettré dont nous eussions besoin, ni une platitude envers un grand nom idolâtré ; il pouvait y avoir de notre part quelque complaisance assurément, mais cette complaisance n’était pas tout entière de notre côté, et elle était elle-même partagée. Il me répugne d’employer de tels mots, mais je pourrais répondre à ceux qui m’accuseraient d’avoir fait alors ma cour qu’on me la faisait, à moi aussi, avec bien du soin et de la délicatesse. Remettons donc les choses à leur point. Figurons-nous un monde charmant, une société d’élite, un vieillard illustre et glorieux qui se sentait heureux d’être compris et goûté par des hommes plus jeunes et qui n’étaient pas tout à fait ses disciples.

J’avais, d’ailleurs, mes restes de fantaisie et de résistance, et, par exemple, je me refusai tout net un jour, quoique j’en fusse très-sollicité, à parler de l’Essai sur la Littérature anglaise qui est en tête de la traduction de Milton de Chateaubriand. Cet Essai me semblait incomplet, trop classique, ne rendant pas justice aux derniers grands poëtes de l’Angleterre que M. de Chateaubriand ne semblait pas connaître. Le livre passa donc sans que je le saluasse d’un article. J’en écrivis mes raisons détaillées à Ampère, et M. de Chateaubriand eut le bon goût de ne point m’en vouloir.

Mais quant à la Vie de Rancé, j’avoue que je n’y regardai pas de si près. Le livre était manifestement si faible que le sentiment qui en faisait dire du bien était au-dessus du soupçon[1]. D’ailleurs, j’avais fort étudié Rancé de longue main

  1. On trouve dans la chronique de la Revue suisse de juin 1844 le passage suivant : « Le Rancé de Chateaubriand a été une déception ; les articles de M. Vinet (dans le Semeur), très-beaux et très-respectueux, expri-