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CHATEAUBRIAND.

qui s’élèvent ; il leur parle encore du désert de Ferney, mais il n’a plus que sa voix au milieu d’elles. Qu’il y a loin des vers au fils unique de Louis XIV :

Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et notre espérance, etc.,

aux stances à madame du Deffand :

Eh quoi ! vous êtes étonnée
Qu’au bout de quatre-vingts hivers
Ma muse, faible et surannée,
Puisse encor fredonner des vers !
............
Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs ;
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps.

« Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes les grandeurs, toutes les célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet d’immortalité, quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV, tomber Louis XV et régner Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France de son temps.

« Mais peut-être qu’une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus triste ; car ce ne sont plus les hommes, c’est l’homme que l’on voit.

« D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées ; le jour n’y suffit pas : on écrit au coucher du soleil, on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s’est quitté à l’aube ; à l’aube, on épie la première clarté pour écrire ce que l’on croit avoir oublié de dire dans des heures de délices. Mille serments couvrent le papier, où se reflètent les roses de l’aurore ; mille baisers sont déposés sur les mots qui semblent naître du premier regard du soleil ;