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« Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si on les imprimait jamais avec ses œuvres, on verrait qu’une seule idée a dominé sa vie ; malheureusement on n’aurait pas les lettres qu’il écrivait avant sa conversion et qu’au moment de sa vêture il ordonna de brûler. Ce serait seulement une étude remarquable par la différence des correspondants auxquels il s’adressa, mais toujours avec une idée fixe. Les réponses à ces lettres, les lettres qu’on lui écrivit à lui-même, seraient plus variées et toucheraient à tous les points de la vie. Il s’est formé une solitude dans les lettres de Rancé comme celle dans laquelle il enferma son cœur.

« Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être rien de plus attachant que les longues correspondances de Voltaire, qui voit passer autour de lui un siècle presque entier.

« Lisez la première lettre, adressée en 1715 à la marquise de Mimeure, et le dernier billet écrit le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de l’auteur, au comte de Lally-Tolendal ; réfléchissez sur tout ce qui a passé dans cette période de soixante-trois années. Voyez défiler la procession des morts : Chaulieu, Cideville, Thieriot, Algarotti, Genonville, Helvétius ; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine, la marquise du Châtelet, madame Denis, et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Salle, les Camargo, Terpsichores aux pas mesurés par les Grâces, dit le poëte, et dont les cendres légères sont aujourd’hui effleurées par les danses aériennes de Taglioni.

« Quand vous suivez cette correspondance, vous tournez la page, et le nom écrit d’un côté ne l’est plus de l’autre ; un nouveau Genonville, une nouvelle du Châtelet paraissent et vont, à vingt lettres de là, s’abîmer sans retour ; et les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux amours.

« L’illustre vieillard, s’enfonçant dans ses années, cesse d’être en rapport, excepté par la gloire, avec les générations