Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/78

Cette page a été validée par deux contributeurs.
70
PORTRAITS CONTEMPORAINS.

malgré la renaissance religieuse si exacte dont nous sommes témoins, qu’on tire Rancé à soi du côté des bénédictins, du bord des jansénistes ou de celui des molinistes. Rendons aussi cette justice à notre âge : on est assez disposé à y accepter, tel qu’il s’offre, cet abbé sublime, ce moine digne de Syrie ou du premier Clairvaux, ardent, impétueux, impatient, d’action et de fait plus que de discussion et de doctrine, bien que de grand esprit à la fois ; vrai moine de race, comme dirait de Maistre, indompté de tout autre que de Dieu. On serait même trop disposé à le prendre peut-être en ce sens unique et à faire un Rancé tout d’une pièce, ce que n’est aucun homme, pas même lui. Pour faire un vrai Rancé, il y a un coin de monde à introduire, un ressort moral à toucher, une fibre secrète à atteindre que l’orthodoxie des contemporains ne cherchait pas et n’admettait pas. L’illustre biographe qui vient d’aborder l’homme sous le saint l’a bien senti : il a jeté tout d’abord un coup d’œil de connaissance sur cette haine passionnée de la vie, sur cet amour amer de la mort : le côté fixe et glorieux de l’éternité y a un peu faibli. En introduisant ainsi les reflets d’alentour, en entr’ouvrant chez Rancé la porte aux souvenirs, l’illustre biographe a moins encore obéi à un dessein suivi qu’à un retour irrésistible. Lui aussi, en touchant ce seuil du cloître, il a été repris des fantômes. Génie inconsolablement mélancolique, imagination inépuisée, il a évoqué cette existence mortifiée avec un cœur relaps à la jeunesse. L’austérité extrême du sujet l’a rejeté d’autant plus vers les images voltigeantes. René, il y a