Rancé était une âme forte, une grande âme ; il comprit du premier jour qu’il avait perdu ce qu’il ne recouvrerait jamais, que recommencer sur les brisées d’hier une vie moindre, c’était indigne même d’une noble ambition humaine. Pendant qu’il se disait ces choses assez haut, une voix intérieure lui parlait plus bas, et cette voix avait un nom pour lui. Heureux ceux d’alors pour qui cette voix conservait le nom efficace et distinct, s’appelant simplement la grâce de Jésus-Christ !
Il avait trente et un ans (1657) ; jusqu’au jour où il
prit l’habit religieux et entra au noviciat (juin 1633),
six années s’écoulèrent, durant lesquelles son dessein
grandit, se fortifia, et atteignit à la maturité. Retiré
presque tout le temps dans sa terre de Veretz, il travaillait
à rompre ses divers liens, à vendre son patrimoine
au profit des pauvres, à se soustraire aux ambitions
ecclésiastiques de son oncle, l’archevêque de
Tours, à se décharger en bonnes mains de ses bénéfices,
ne gardant pour lui que la pauvre abbaye de la
Trappe ; en un mot, il mit six années à s’acheminer
vers le cloître. Il s’y sentait bien de la répugnance
dans les premiers temps ; il gardait de ses préjugés de
mondain et d’homme de qualité contre le froc. Les
hommes les plus respectables qu’il consultait ne l’y
engageaient pas. Un jour qu’il se promenait avec son
ami l’évêque de Comminges (Gilbert de Choiseul), dans
le diocèse de ce dernier et à un endroit fort solitaire,
d’où l’on découvrait d’assez près les hautes montagnes
des Pyrénées, l’évêque, remarquant l’attention avec