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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

complaisance : « Il étoit à la fleur de l’âge, n’ayant qu’environ vingt-cinq ans ; sa taille étoit au-dessus de la médiocre, bien prise et bien proportionnée ; sa physionomie étoit heureuse et spirituelle ; il avoit le front élevé, le nez grand et bien tiré sans être aquilin ; ses yeux étoient pleins de feu, sa bouche et tout le reste du visage avoient tous les agréments qu’on peut souhaiter dans un homme. Il se formoit de tout cela un certain air de douceur et de grandeur qui prévenoit agréablement et qui le faisoit aimer et respecter tout ensemble[1]. » Avec une complexion très-délicate, on comprenait à peine qu’il pût suffire à des exercices aussi divers : il portait dès lors dans son activité aux choses disparates ce quelque chose d’excessif et d’infatigable qu’il a depuis poussé dans un seul sillon ; on aurait dit qu’il avait hâte d’exterminer le jeune homme en lui. Souvent, après avoir chassé le matin dans quelque belle terre, il venait en poste, de douze ou quinze

  1. En regard de ce portrait du jeune homme il n’y a qu’à mettre tout aussitôt celui du vieillard, vu plus de quarante ans après, tel que nous l’a rendu Saint-Simon lorsqu’il employa cette ruse ingénieuse pour le faire peindre à son insu par Rigaud : « La ressemblance dans la dernière exactitude, dit-il, la douceur, la sérénité, la majesté de son visage, le feu noble, vif, perçant, de ses yeux, si difficile à rendre, la finesse et tout l’esprit et le grand qu’exprimoit sa physionomie, cette candeur, cette sagesse, paix intérieure d’un homme qui possède son âme, tout étoit rendu, jusqu’aux grâces qui n’avoient point quitté ce visage exténué par la pénitence, l’âge et les souffrances. » Tous les visiteurs du temps s’accordent à parler de cette physionomie fine et délicate, de cet air noble de M. de la Trappe, qui tranchaient sur la rudesse de sa vie.