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PORTRAITS CONTEMPORAINS.


On a souvent dit que les hommes de notre génération étaient, dans leurs rapports littéraires, d’une camaraderie effrénée, qu’ils étaient avides et insatiables d’éloges, et qu’ils ne se les plaignaient pas entre eux. Déjà l’on a pu voir, dans les précédents morceaux de critique, à quel point, même après m’être engagé d’abord par une admiration sincère, je ne craignais pas de revenir et de poser mes réserves quand il y avait lieu. J’ajouterai, à l’honneur des auteurs critiqués, qu’il n’en est aucun, ni La Mennais, ni Lamartine, ni Hugo, qui ne m’ait donné, même après ces articles restrictifs, des témoignages de pardon indulgent et de bienveillance. Ici l’on va voir comment, dans l’intimité, George Sand allait au-devant des critiques, les acceptait ou les discutait avec une entière bonne foi et une absence complète d’amour-propre. Il est peu de pages plus honorables au point de vue de la conscience littéraire, de la part surtout d’un écrivain aussi accepté déjà, aussi acclamé du jeune public et en pleine possession de la vogue :


« (14 novembre 1833.) J’ai été bien reconnaissante et bien touchée, mon ami, de votre prédilection pour Métella. Maintenant, je viens vous demander non plus une marque d’indulgence, mais une preuve d’amitié. C’est de lire le manuscrit de Le Secrétaire intime, avant que l’impression en soit commencée. Donnez-moi votre avis tandis qu’il est temps encore de faire des corrections. Je ne promets pas de me rendre aveuglément à toutes vos critiques (quoique vous en soyez trop avare avec moi) : nous avons tous une partie de nous-même en jeu dans nos œuvres, et nous tenons souvent autant à nos défauts qu’à nos qualités ; mais un lecteur éclairé voit mieux que nous, quand nous rendons bien ou mal nos idées les plus personnelles, et nous empêche de donner une mauvaise forme à nos sentiments. Si c’est une corvée trop pénible que de déchiffrer le plus barbouillé des manuscrits, refusez-moi pourtant. J’abuse bien de votre bonté en vous adressant ma demande, mais Buloz m’a fait espérer que vous l’accepteriez. Je fais du reste fort peu de cas de ce que je vous envoie. Ce n’est ni un roman ni un conte ; c’est, je le crains, un pastiche d’Hoffmann et de moi. J’ai voulu m’égayer l’esprit, je ne sais si j’égayerai le