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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

de manger de la chair humaine. — Pourtant il y a des peuplades entières qui en mangent, et qui n’en sont peut-être pas plus mal avec Dieu pour cela.

« Moi, je ne m’estime pas, car, après m’être adressé de semblables questions, je ne les ai pas résolues et j’en suis restée là ; M. Jouffroy, n’ayant pas appris que ces questions existent, n’a pas grand mérite à les nier ; mais vous qui, ayant songé à tout et peut-être goûté à des choses immondes comme font les chimistes, avez déclaré que la chair humaine est mauvaise et malsaine, et vous êtes décidé à vivre d’aliments choisis, apparemment vous avez le discernement, c’est-à-dire, dans le sens moral, la lumière et la force. Vous voyez que je m’explique très-froidement et sans engouement ni prévention le cas extrême que je fais de vous, préférablement à beaucoup d’autres qui me ressemblent ou ne me ressemblent pas. — Bon soir, mon ami.

« Tout à vous,
« George S. »


Cependant la fatalité avait son cours : cette nature exceptionnelle de femme et d’artiste, livrée à elle-même et sans appui, ne pouvait se retenir sur cette pente : il y eut, en ces mois avant-coureurs du printemps, des ennuis, des déchirements, des essais brisés et des reprises dont je ne fus parfaitement informé qu’un peu plus tard. En supprimant même ce qui est d’une confession trop positive et trop détaillée, on en suivrait la trace dans quelques-uns de ces billets, à la fois discrets et douloureux :

« (7 mars 1833.) Mon cher Sainte-Beuve, j’aurais été bien heureuse de vous voir aujourd’hui, quand vous êtes venu. Serez-vous assez bon pour revenir bientôt ? Je suis dans un grand redoublement de douleur. Je ne vous ennuierai pas à vous dire mes causes de chagrin ; mais je vous verrai, ce sera beaucoup : on a besoin d’amitié quand on souffre. Voici un commencement d’épreuve pour la vôtre.

« G. Sand. »
« Mercredi soir. »


« (Mars 1833.) Mon ami, je vous envoie les feuilles que je vous