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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

dans le roman de Benjamin Constant, cette présence de Trenmor, c’est-à-dire d’un homme mûr, ironique, que Lélia estime, qui comprend Lélia, et qui porte ombrage à Sténio ; c’était là un germe heureux que la réflexion eût pu développer dans le sens de la réalité aussi bien que dans celui de la poésie et du symbole. Les plaintes sur la société, les conversations métaphysiques elles-mêmes y auraient trouvé place, mais avec plus de précision souvent, dans des scènes plus particularisées ; et ainsi eût été évité le voisinage de Byron, dont l’ombre doit se rencontrer trop aisément sur ces cimes imaginaires de Monte-Verdor ou de Monte-Rosa. En passant d’ailleurs à l’état de représentation idéale et de symbole, les personnages ou les scènes, dont la première donnée était, pour ainsi dire, à terre, n’ont pu éviter, au moment indécis de leur métamorphose, de revêtir un caractère mixte et fantastique qui ne satisfait pas. On s’accoutume difficilement à l’idée que Trenmor, cet homme et ce nom des régions inconnues, ait été dix ans au bagne à Toulon. Dans la scène du choléra, Lélia atteinte et déjà bleue discute avec le docteur et s’exhale vers son amant, comme les demi-dieux blessés n’auraient pas assez d’haleine pour le faire. Je ne reprocherai pas l’invraisemblance au bal du prince de’Bambuccj et à tout ce qui s’y passe : là, nous sommes en pleine féerie, dans le songe d’une nuit d’été, d’une nuit orientale ; mais nous n’y sommes plus, ou du moins nous ne devrions plus y être, lors de la description du couvent des Camaldules, et pourtant la fantaisie continue. Ce mélange de réel et