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GEORGE SAND.

que le stoïcisme glacé de Trenmor. Ce Trenmor, qui représente la vertu et l’impassibilité finale après l’expiation, n’est pas un être à l’usage des hommes ; il ne console ni ne dirige personne. C’est un dieu d’Épicure, baptisé d’un nom d’Ossian et descendu assez mal à propos sur la terre. Il n’empêche aucun malheur ni aucune faute. Sténio se moque de lui vers la fin ; Magnus ne l’attend pas pour faire son crime. Ce Trenmor signifie simplement qu’on se guérit à la longue des vices et des douleurs, si toutefois on est assez fort et assez, heureux pour s’en guérir. Or, excepté lui, pourtant, il n’y a dans le livre entier qu’une grande complication de plainte et d’amertume ; il y a le sentiment immense d’un mal sans remède ; et ce mal, au lieu de se rapporter à certaines circonstances sociales et d’être relatif au sort des individus en question, envahit tout, se généralise dans la création comme dans la société, accuse la Providence autant que les lois humaines. Il est arrivé de là qu’une œuvre si pleine de puissance et souvent de grâce, mais où ne circule aucun zéphyr mûrissant, a paru extraordinaire plutôt que belle, et a effrayé plutôt que charmé ceux qui admirent sur la foi de leur cœur.

Comme la donnée première de Lélia est tout à fait réelle et a ses analogues dans la société où nous vivons, j’ai eu peine à ne pas regretter, malgré l’éclat prestigieux de cette forme nouvelle, que l’auteur ne se fût pas renfermé dans les limites du roman vraisemblable. Cette situation de Lélia et de Sténio, qui était exactement l’inverse de celle d’Adolphe et d’Ellénore