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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

pouvaient mériter, à coup sûr, des reproches et soulever des scrupules par une grande nudité d’aveu ; mais le sérieux continu et l’élévation du sentiment rendaient ces passages mêmes beaucoup plus chastes que les trois quarts des scènes triviales qu’admirent et célèbrent nos critiques dans les romans de chaque jour. Aussi ç’a été un curieux spectacle que ce débordement soudain de continence et de chasteté virginale de la part des vigoureux convertis ; chaque critique, subitement recouvert du bouclier de diamant de la vertu, est venu en accabler à son tour l’impie, l’effrontée Tarpéia.

L’idée réelle de Lélia, avons-nous dit, est l’impuissance d’aimer et de croire, la stérilité précoce d’un cœur qui s’est usé dans les déceptions et dans les rêves. Le front reste uni et pur, les cheveux sont noirs, abondants comme toujours ; la taille élégante et haute n’a pas fléchi. Le regard se promène avec dédain ou sérénité sur le monde, l’intelligence des choses n’a jamais été si limpide ; mais où est la vie, où est l’amour ? Si l’on me demande ce que je pense de la moralité de Lélia, dans le seul sens où cette question soit possible, je dirai que, les angoisses et le désespoir d’une telle situation d’âme ayant été admirablement posés, l’auteur n’a pas mené à bon port ses personnages ni ses lecteurs, et que les crises violentes par où l’on passe n’aboutissent point à une solution moralement heureuse. Le souffle général du livre est un souffle de colère par la bouche de Lélia ; et l’on n’a pour se délasser, pour se rafraichir de ce vent âpre et contraire,