Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/507

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
499
GEORGE SAND.

crois bien, la pensée de faire à Lélia l’application de ce mot, les plus subtils et les plus clairvoyants critiques ont à l’instant dénoncé l’œuvre nouvelle comme un formidable signal d’invasion, comme le monstre du genre. Il est merveilleux de voir combien, en ce temps-ci, une idée vraie ou fausse, une fois trouvée, devient précieuse. On en vit, on se la passe, elle circule d’un feuilleton à l’autre ; c’est la multiplication des cinq pains et des deux poissons, c’est une économie miraculeuse. Au lieu de signaler dans Lélia la véritable donnée génératrice, la pensée mi-partie saint-simonienne et mi-partie byronienne, au lieu d’y relever le côté original et senti, d’y blâmer le côté rebattu et déclamatoire, au lieu de saisir la filiation étroite de cette œuvre avec les précédentes de l’auteur, et d’apprécier cette Lélia au sein de marbre comme une sorte d’héroïne vengeresse de la pauvre Indiana, on a chicané sur une question de forme et d’école, on a reproché à l’écrivain l’abus du genre intime, comme s’il y avait le moindre rapport entre le genre intime et le ton presque partout dithyrambique, grandiose, symbolique ainsi qu’on l’a dit, et même par moments apocalyptique de ce poëme.

Mais c’était peu, et une autre découverte moins innocente, ayant succédé à la première, n’a pas tardé à être mise en circulation et à tout dominer. Je me garderai bien de répéter ici les accusations voilées que la pudeur de ces autres critiques n’osait articuler sur le sens ineffable du livre : il faut laisser certaines pensées où elles sont nées. Deux ou trois passages de Lélia