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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

de siège, quand on put craindre à un moment une réaction sanglante et qu’il fut question d’insérer dans le National une protestation revêtue de signatures, Victor Hugo, que j’avais prévenu de la part de Carrel, me répondit par cette lettre, à laquelle je ne change pas un seul mot :


« Je ne suis pas moins indigné que vous, mon cher ami, de ces misérables escamoteurs politiques qui font disparaître l’article 14 et qui se réservent la mise en état de siège dans le double fond de leur gobelet !

« J’espère qu’ils n’oseront pas jeter aux murs de Grenelle ces jeunes cervelles trop chaudes, mais si généreuses. Si les faiseurs d’ordre public essayaient d’une exécution politique, et que quatre hommes de cœur voulussent faire une émeute pour sauver les victimes, je serais le cinquième.

« Oui, c’est un triste, mais un beau sujet de poésie que toutes ces folies trempées de sang ! Nous aurons un jour une république, et quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en août. Sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs.

« Mais il ne faut pas souffrir que des goujats barbouillent de rouge notre drapeau. Il ne faut pas, par exemple, qu’un F. S., dévoué il y a un an à la quasi-censure dramatique de M. d’Argout, clabaude à présent en plein café qu’il va fondre des balles. Il ne faut pas qu’un F… annonce en plein cabaret, pour la fin du mois, quatre belles guillotines permanentes dans les quatre principales places de Paris. Ces gens-là font reculer l’idée politique, qui avancerait sans eux. Ils effrayent l’honnête boutiquier qui devient féroce du contre-coup. Ils font de la république un épouvantail. 93 est un triste asticot. Parlons un peu moins de Robespierre et un peu plus de Washington.

« Adieu. Nous nous rencontrerons bientôt, j’espère. Je travaille beaucoup en ce moment. Je vous approuve de tout ce que vous avez fait, en regrettant que la protestation n’ait pas paru. En tout cas, mon ami, maintenez ma signature près de la vôtre.

« 12 juin 1832. »


Tout l’avenir d’un homme marquant est contenu à l’avance