Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
435
VICTOR HUGO.

est une révolution, et lui amène, comme pour l’oiseau, une mue dans la voix et dans les couleurs. Cette étude, qui nous a servi d’ailleurs à vérifier nos précédentes vues sur le roman, est inappréciable pour faire suivre à la trace et mettre à nu le travail intérieur qui s’est opéré dans l’esprit du poëte.

Le premier récit a beaucoup de simplicité : c’est une espèce de nouvelle racontée à un bivouac par le capitaine Delmar ; les commentaires plus ou moins heureux dont ses camarades entrecoupent son histoire, les interruptions du sergent Thadée, qui pourrait bien être quelque neveu dépaysé du caporal Trimm, le rôle du chien boiteux Rask, tout cela a du naturel, de l’à-propos, de la proportion. Quant au sentiment du récit, on le trouvera assurément exagéré : l’amitié exaltée du capitaine pour Bug, ce désespoir violent qu’il éprouve en repassant sur la fatale circonstance, cette douleur durable, mystérieuse, qui depuis ce temps enveloppe sa vie, n’ont pas de quoi se justifier suffisamment aux yeux du lecteur déjà mûr, et qui sait comment les affections se coordonnent, comment les douleurs se cicatrisent. Delmar a perdu son ami, son frère par serment, le nègre Bug, qui lui a sauvé la vie, et dont il a causé involontairement la mort : de là son deuil éternel et ses soupirs étouffés. Quand l’auteur écrivait cette nouvelle, c’était encore l’amitié, l’amitié solennelle et magnanime, l’amitié lacédémonienne telle qu’on l’idéalise à quinze ans, qui occupait le premier plan dans son âme[1].

  1. Jean-Paul a dit dans son Titan : « Lorsque l’histoire conduit