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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

lieu des sereins cantiques auxquels vous préludiez autrefois avec l’aigle sacré de Patmos, avec l’aigle transfiguré de Dante en son paradis. De là, dans les moments résignés et pour toute maxime de sagesse, ces fatales paroles :

Oublions, oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l’emporte
À l’horizon obscur.
Rien ne reste de nous : notre œuvre est un problème ;
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur.

L’autre vie, celle qui suit la tombe, est redevenue un crépuscule nébuleux, boréal, sans soleil ni lune, pareil aux limbes hébraïques ou à ce cercle de l’enfer où souffle une perpétuelle tempête ; des faces mornes y passent et repassent dans le brouillard, et l’on sent à leur souffle ce frisson qui hérisse le poil ; les ailes d’or qui viennent ensuite et les âmes comparées aux hirondelles ne peuvent corriger ce premier effroi de la vision. J’ai besoin, pour me remettre, de m’étourdir avec le poëte au gai tumulte des enfants, à la folle joie de leur innocence, et de m’oublier au sourire charmant du dernier-né.

Il y a donc, en ce livre de notre grand poëte, progrès d’art, progrès de génie lyrique, progrès d’émotions approfondies, amoncelées et remuantes ; mais de progrès en croyance religieuse, en certitude philosophique, en résultats moraux, le dirai-je ? il n’y en a pas. C’est là un mémorable exemple de l’énergie dissolvante du siècle et de son triomphe à la longue sur les convic-