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VICTOR HUGO.

agenouiller sa petite fille aînée devant le Père des hommes, et lui joint ses petites mains pour prier, et lui pose sur sa lèvre d’enfant le psaume enflammé du prophète : ni la Prière pour Tous si sublime, ni l’Aumône si chrétienne, ne peuvent couvrir l’amère réalité ; le poëte ne croit plus. Dieu éternel, l’humanité égarée et souffrante, rien entre deux ! L’échelle lumineuse qu’avait rêvée dans sa jeunesse le fils du patriarche, et que le Christ médiateur a réalisée par sa croix, n’existe plus pour le poëte : je ne sais quel souffle funèbre l’a renversée. Il est donc à errer dans ce monde, à interroger tous les vents, toutes les étoiles, à se pencher du haut des cimes, à redemander le mot de la création au mugissement des grands fleuves ou des forêts échevelées ; il croit la nature meilleure pour cela que l’homme, et il trouve au monstrueux Océan une harmonie qui lui semble comme une lyre au prix de la voix des générations vivantes. L’Océan n’a-t-il donc, ô poëte, que des harmonies pacifiques, et l’humanité que des grincements ? Ce n’est plus croire à la rédemption que de parler ainsi ; c’est voir l’univers et l’humanité comme avant la venue, comme avant Job, comme en ces jours sans soleil où l’esprit était porté sur les eaux. Cela est beau, cela est grand, ô poëte ! mais cela est triste ; cela fait que votre esprit s’en revient, comme vous l’avez dit,

. . . . . . avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté !

Oui, cela vous fait pousser des cris d’aigle sauvage, au